Aux sources de l'éthique N°17
Qui a dit :
« Si l’on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature…. l’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle… L’homme est un loup pour l’homme »
En écrivant ces propos dans son ouvrage « Le citoyen [1]», Hobbes prenait le contrepied de la pensée grecque et notamment de celle d’Aristote pour qui « l’homme était, par nature, sociable ».
Certes Hobbes concède que « selon la nature ce serait une chose fâcheuse à l’homme, en tant qu’homme, c’est-à-dire, dès qu’il est né, de vivre dans une perpétuelle solitude. Car, et les enfants pour vivre, et les plus avancés en âge pour mieux vivre ont besoin de l’assistance des autres hommes ». Aussi, Hobbes ne nie pas « que la nature ne nous contraigne à désirer la compagnie de nos semblables » (note 1)
En effet, parce que la nature a donné à chaque être humain » un droit égal sur toutes choses », ce droit naturel[2] (Léviathan) suscite « trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la défiance; et troisièmement la fierté » (note 2). Or, vivre « continuellement sur le pied de guerre », génère une insécurité, une crainte pour sa propre survie, et ne laisse pas de place à une « activité laborieuse » (navigation, commerce, agriculture, arts, etc). Dans de telles conditions, l’homme ne serait promis qu’à une « vie solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève » (note 2). Ainsi « la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et un espoir de les obtenir par leur activité » inclinent « la droite raison » à la recherche de la paix. Il est donc nécessaire pour se protéger de l’attaque des étrangers » et des torts mutuels entre les membres du même groupe que « la multitude » se mette d’accord pour que chacun confie « tout pouvoir et toute force » à un tiers, et en l’occurrence « à un seul homme ou à une seule assemblée ». Ainsi chacun abandonne le droit de se gouverner à cet homme ou à cette assemblée. « Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection » (note 2). Ainsi est institué un pouvoir souverain, dont chaque individu est sujet. De cette manière, « plusieurs personnes sont passées de l’état de nature en une société civile, et ont formé un corps de république pour leur conservation commune, et cela par la crainte mutuelle qu’ils ont eue les uns des autres » (Le Citoyen).
Il revient dès lors au pouvoir souverain de « donner à tous les particuliers des règles générales… par lesquelles chacun puisse savoir ce qui lui appartient, et le discerner du bien d’autrui, connaître le juste et l’injuste, ce qu’il faut nommer honnête ou déshonnête, bien ou mal, et en un mot, se résoudre sur ce qu’on doit faire ou éviter dans le cours de la vie civile. Or, ces règles et ces mesures sont ce qu’on nomme les lois civiles, c’est-à-dire les lois qui ont été établies par tout le corps de la république, ou des commandements qui ont été faits par celui qui gouverne l’État. Car, les lois civiles (pour en donner une définition) ne sont autre chose que des ordonnances et des édits que le souverain a publiés, pour servir dorénavant de règle aux actions des particuliers ».
« Cette puissance souveraine (soit qu’elle se rassemble toute en un seul homme, ou qu’elle soit distribuée à une cour) est dans l’État comme son âme, plutôt que comme la tête de son corps. Car l’âme est ce qui donne à l’homme la faculté de vouloir et de refuser. »
Les citoyens doivent à la puissance souveraine, « une obéissance générale et absolue » (note 1). En contrepartie, ceux qui gouvernent doivent veiller à ce que les hommes qui se sont assemblés pour former des sociétés civiles d’établissement politique soient tous traités avec une égale considération, sans favoritisme « jouissent abondamment de tous les biens que les nécessités de la vie exigent » et puissent vivre aussi agréablement que le permet la condition humaine » (Note 1).
Néanmoins Hobbes légitime des lois qu’il appelle naturelles car découvertes par la Raison et qui défendent d’une part « de faire ce qui peut détruire sa vie ou entraver les moyens de préservation, d’autre part de négliger de faire ce qu’on pense pouvoir au mieux préserver sa vie » (note 2). Il s’agit ainsi « de chercher la paix par tous ses efforts, de « se contenter de la même liberté à l’égard des autres que celle que l’on accorde aux autres à l’égard de soi » (note 2), de pardonner à celui qui se repent (note 1). D’ailleurs, ces lois naturelles sont aussi des lois divines qui sont des lois de paix et de miséricorde, sans acception de personnes[3].
Pessimiste sur la nature humaine, Hobbes ne conçoit l’harmonie entre les hommes que par l’effet de conventions au terme desquelles ils remettent leur pouvoir à une puissance souveraine à laquelle ils devront une obéissance sans faille, ce qui leur assurera la paix, la sécurité et la jouissance de la vie. Ainsi les hommes s’assemblent « par intérêt » et non par « plaisir de la compagnie ». Hobbes ne pense pas que les hommes puissent s’entr’aimer naturellement. Il admet néanmoins que le transfert du droit de chacun à l’Etat, ce qui conditionne l’obéissance, puisse se faire par amour et attente de la réciprocité de l’Autre (note 1).
Si Kant évoquait la sociable insociabilité humaine et préférait la conscience du devoir au caprice de l’amour, Hobbes défend une insociabilité par le cœur et une sociabilité choisie par la raison et par l’intérêt, sans laisser de rôle moteur à la caritas humani generis, cet amour, cette tendresse des êtres humains pour les autres êtres humains, qui fonde l’altérité, ouvre à la sollicitude et fait de l’Autre un proche.
©Roger Gil : Aux sources de l’éthique n°17, L’être humain est-il vraiment, par nature, sociable ?, septembre 2023
[1] Thomas Hobbes, Le Citoyen (De Cive).Édition de 1647; traduction de 1649, trad. par S de Sorbière (Édition électronique: Les Échos du Maquis, 2013).
[2] Thomas. Hobbes, Léviathan, trad. par R Anthony (Paris: Marcel Giard et Cie, 1921).
[3] c’est-à dire sans favoritisme (voir plus haut) ce que Hobbes appuie par des citations de L’Écriture, en particulier 2 Chroniques 19n 7 et Matthieu 5 .45.